ARTICLE SCIENTIFIQUE
Pour connaître les résultats détaillés de la recherche, vous pouvez consulter un article de Madame Lucie Godard ayant paru dans la revue Fréquences de l’Ordre des orthophonistes et des audiologistes du Québec), publiée en février 2007 (volume 18, numéro 4).
« Effets d’un programme d’intervention pour la prévention des difficultés de langage écrit auprès d’élèves à risque du préscolaire »
Effets d’un programme d’intervention pour la prévention des difficultés de langage écrit auprès d’élèves à risque du préscolaire
Lucie Godard, Ph.D professeure, Département de linguistique et de didactique des langues, Université du Québec à Montréal
Résumé
Nous avons mené une intervention systématique portant sur la conscience phonologique, le principe alphabétique et la conscience articulatoire auprès de 15 élèves à risque et ceux de leur 4 groupes-classe. Des mesures avant et après ont montré que les élèves identifiés à risque en début d’année ont obtenu des résultats supérieurs à ceux des élèves des classes témoins.
Apprendre à lire et à écrire représente un défi pour un jeune enfant. Si la plupart le relèvent avec brio, ce n’est pas le cas des élèves que nous rencontrons dans notre pratique. Il nous faut certes aider ceux qui présentent des difficultés mais la prévention demeure notre principale motivation. Depuis la dernière décennie, les recherches concernant la prévention des difficultés en lecture et en écriture sont éloquentes. On connaît maintenant mieux qu’il y a 10 ans les interventions pédagogiques gagnantes pour assurer la réussite des premiers apprentissages en lecture et en écriture. En nous appuyant sur la méta-analyse de Ehri et al. (2001) et Snow et al. (1998) nous avons misé sur la conscience phonologique, la connaissance du principe alphabétique et la conscience articulatoire à la base des interventions au préscolaire qui assurent la réussite des premiers apprentissages en lecture et en écriture.
La conscience phonologique
La conscience phonologique se définit comme étant la capacité de manipuler délibérément les unités linguistique à l’intérieur du mot. Elle est essentielle au traitement alphabétique qui se met en place lors des premiers apprentissages en lecture et en écriture. Elle permet à l’enfant de reconnaître que les mots sont formés de phonèmes et l’aide à construire les relations graphèmes-phonèmes nécessaires à la reconnaissance des mots. La segmentation de mots en phonèmes de même que la fusion de phonèmes (Ehri et al. 2001) s’avèrent les compétences phonologiques les plus déterminantes pour la réussite des premiers apprentissages. De plus, la segmentation en phonèmes aide à développer une représentation orthographique des mots enseignés (Dixon et al. 2002;). Dans les modèles théoriques contemporains d’acquisition de la lecture (Écalle et Magnan 2002, Seymour 1997) le traitement orthographique permet une reconnaissance directe du mot. Selon cette théorie, les lecteurs qui ont développé des représentations orthographiques des mots qu’ils ont déjà lus, les reconnaissent instantanément par appariement avec ceux stockés dans leur mémoire orthographique.
Même si ce n’est pas la panacée universelle pour tous les enfants qui présentent des problèmes de langage, travailler la conscience phonologique dès le jeune âge est particulièrement aidant pour les enfants qui présentent certains problèmes de langage comme l’a démontré Gillon (2004). Entre l’âge de 3 et 5 ans, ajouter une intervention en conscience phonologique à celle de la thérapie en orthophonie aide les enfants qui ont des problèmes de parole et ceux qui ont un trouble primaire du langage (SLI) à réussir leurs premiers apprentissages en lecture (Gillon 2005). À l’âge scolaire, ceux qui ont des troubles phonologiques profitent aussi de cette intervention.
Le principe alphabétique
Le principe alphabétique est l’habileté d’associer une représentation phonémique à un graphème et inversement d’avoir une représentation phonémique des graphèmes rencontrés. Cette habileté est celle sollicitée quand le lecteur rencontre un mot nouveau qu’il doit décoder. Les recherches convergent vers le fait qu’enseigner à la fois le nom des lettres et leur représentation sonore contribue au développement du principe alphabétique lequel s’avère essentiel pour apprendre à reconnaître les mots (Ehri et al. 2001; Morais 1999, Écalle et Magnan 2002).
La conscience articulatoire
Les recherches portant sur l’entraînement de l’articulation en même temps que la conscience phonologique sont plus rares. Les travaux de Wise, Ring et Olson (1999) portent à penser que la conscience articulatoire aiderait à consolider les connaissances phonologiques. Cela pourrait s’expliquer par l’étendue de la représentation phonologique que développent les enfants. Morais (2003) montre que les connaissances phonologiques couvrent, entre autres, les traits acoustiques et phonétiques des phonèmes. Nous avons misé sur le fait que la conscience articulatoire permet d’insister sur les caractéristiques des phonèmes et pourrait ainsi contribuer à leur représentation en augmentant les connaissances qui les entourent. Par ailleurs, la plupart des recherches qui ont obtenu des résultats positifs en conscience phonologique travaillent à la fois le nom et le son de la lettre (Ehri et al 2001). Dans le programme de Simmons et Kame’ennui (2004) que nous avons retenu cette conscience articulatoire est présentée comme étant associée à la présentation du son de la lettre.
Méthodologie
Cette recherche a été menée dans 7 classes du préscolaire de Montérégie (4 groupes expérimentaux, 71 sujets, vs 3 témoins, 59 sujets; 130 sujets au total). Le désign expérimental comportait : prétests, intervention, post-tests. Dans les groupes expérimentaux, pendant 14 semaines, les interventions ont été réalisées par l’enseignante, l’orthophoniste était présente 1 fois par semaine pour présenter l’aspect articulatoire. Se sont ajoutées pour les élèves à risque, des rencontres en petits groupes (4 élèves par classe) avec l’orthopédagogue (2 X 30 minutes par semaine). Les élèves à risque ont été identifiés par les prétests.
Le programme Optimize de Simmons et Kame’ennui (1999, 2002) adapté en français par Brodeur et coll. (à paraître) a été notre principale inspiration pour l’intervention. Il s’agit d’une démarche systématique qui s’appuie sur la présentation d’un phonème, de sa graphie et de son placement articulatoire. Nous y avons ajouté l’histoire et le geste du matériel Raconte-moi l’alphabet de Laplante (2003). Aux activités du programme de base, les orthophonistes et les orthopédagogues ont ajouté des activité complémentaires visant à augmenter le nombre de tâches et leur diversité car au moment de faire l’intervention, l’adaptation à la langue française n’était pas complétée et les tâches de segmentation en phonèmes n’étaient pas toutes traduites. De plus, pour assurer un suivi à la maison, un cahier de devoir pour l’élève a été créé.
Résultats
Les mesures ont porté sur la conscience phonologique, la conscience phonémique et l’écriture de mots. Avec les prétests, nous avons fait des analyses de variance afin de s’assurer de l’homogénéité de nos groupes. Ces analyses n’ont montré aucune différence significative entre les groupes ce qui nous assure que les effets mesurés aux post-tests résultent de l’intervention. La présentation et l’analyse des résultats est faite ici en regard des élèves à risque. Dans chacun des 4 groupes d’intervention, nous avons identifié les élèves les plus faibles soit ceux les plus à risque de présenter des difficultés d’apprentissage. Par ailleurs, nous avions demandé à tous les enseignants concernés de tenir un journal de bord et d’y comptabiliser toutes les activités faites en classe. Nous avons recensé le nombre d’heures auxquelles les élèves ont été exposés à la conscience phonologique, au principe alphabétique et à la conscience articulatoire. Ainsi le premier groupe témoin (1 dans les figures qui suivent, 21 sujets) a reçu de 1 à 6 heures d’enseignement en classe. Le 2e groupe témoin (2 dans les figures, 18 sujets) a reçu de 1 à 6 heures en classe ou avec l’orthopédagogue. Dans le 3e groupe témoin (7 dans les figures, 20 sujets) l’enseignante a appliqué un programme de discrimination auditive. Nous avons identifié par le chiffre 9 les élèves des 4 groupes expérimentaux qui ont reçu l’intervention en classe (55 sujets); nous en avons retiré les élèves à risque et avons formé le groupe identifié 10 dans les analyses qui suivent (16 sujets). Nous présentons les résultats pour chacun des tests.
Dictée de mots
Le test de dictée de mots est particulièrement intéressant. Pour ce, 11 mots : (le, la, les, papa, moi, train, taxi, ballon, autobus, métro et camion de pompier) ont été donnés aux élèves. Voici un exemple : la production d’Antoine (après) qui faisait partie du groupe expérimental.
Pour faire l’analyse des données, 10 niveaux de performance ont été utilisés allant des pseudo-lettres (1) à l’écriture alphabétique (10).
La figure 1 présente les résultats pour chacun des groupes définis précédemment.
Figure 1. Résultats en écriture de mots par type d’intervention
Dans ce graphique et ceux qui suivent, les colonnes montrent l’étendue de la dispersion pour 95% des sujets et la ligne plus foncée indique la moyenne. Les moyennes obtenues sont les suivantes : groupe 1= 2,4; 2 = 2,9; 7= 3,0; 9= 5,3 et 10= 3,7. Toutes les différences entre les groupes sont statistiquement significatives. Toutefois, le test d’analyse des plus petites différences significatives (LSD) montre que le groupe 9 est significativement différent des groupes 1-2-7 mais le groupe d’élèves à risque n’est pas significativement différent des autres groupes même si sa moyenne est meilleure. On peut déduire de l’ensemble de ces résultats que le programme d’intervention a eu un effet statistiquement significatif pour les élèves des groupes expérimentaux. Étonnamment, la compilation des épreuves d’écriture a mis en évidence le fait que plusieurs élèves des groupes témoins étaient au même niveau au post-test qu’au prétest. Les élèves des groupes expérimentaux ont gagné en moyenne 2,7 points tandis que ceux des groupes témoins ont gagné en moyenne 0,7 points. Parmi les 40 élèves des groupes témoins qui ont fait les pré et post-tests, 25 n’ont pas profité de la maternelle pour apprendre à faire des lettres. Parmi eux, 4 élèves (7%) en sont encore au stade des pseudo-lettres, donc n’ont même pas appris à écrire leur nom pendant la maternelle; 36 élèves (63%) des groupes témoins ne connaissent que les lettres de leur nom.
Conscience phonologique
La figure 2 présente les résultats pour le test de conscience phonologique de groupe (Godard et Labelle, en préparation). Il s’agit d’une test qui comporte 20 items (10 items où on demande à l’élève d’identifier le mot qui commence par le même phonème que le mot cible et 10 items où on demande d’identifier l’intrus parmi 4 mots). Le test a été calibré de telle sorte que pour chaque item, seul un trait phonétique distingue le mot cible des mots présentés (exemple : /p/ est opposé à /b/ et à /t/).
Figure 2. Résultats au post-test de conscience phonologique de groupe par type d’intervention
Dans ce cas aussi on peut voir que le groupe des élèves à risque (10), obtient un résultat supérieur à ceux obtenus par les élèves des groupes témoins. Les moyennes sont les suivantes : groupe 1 = 6,4; 2 = 6,7; 7 = 6,6; 9 = 10,4 et 10 = 7,8 . Tel qu’attendu, les élèves du groupe 9 performent mieux puisqu’ils ont reçu les interventions. Les différences entre ces groupes sont statistiquement significatives.
Les résultats des deux prochains tests : segmentation et fusion de phonèmes proviennent de tests individuels pour lesquels (Godard et Labelle, en préparation) avons conçu pour chaque habileté une tâche de 10 mots à segmenter ou à fusionner en phonèmes. La figure 3 présente les résultats obtenus pour la segmentation en phonèmes.
Figure 3. Résultats au post-test de segmentation en phonèmes par type d’intervention
Encore ici, les élèves à risque réussissent mieux que ceux des groupes témoins. Les différences entre les groupes sont statistiquement significatives. Les moyennes obtenues sont les suivantes: groupe 1 = 0,1; 2= 0,6; 7= 0,4 ; 9= 2,9 et 10= 1,2. Il importe de mentionner que cette tâche est très difficile. Selon Écalle et Magan (2002), l’enfant de 5 ans qui n’a pas reçu d’enseignement ne peut segmenter en phonèmes ce que confirment nos résultats.
La tâche suivante porte sur la fusion de phonèmes. Cette activité est aussi corrélée avec le processus de reconnaissance de mots écrits puisque l’élève qui décode un mot nouveau doit d’abord retrouver le phonème correspondant au graphème et fusionner les phonèmes pour accéder au mot. Dans la figure 4, on peut voir les résultats pour chaque groupe d’élèves.
Figure 4. Résultats au post-test en fusion de phonèmes par type d’intervention
Les résultats des élèves à risque sont encore supérieurs à ceux des groupes témoins. Les moyennes pour chacun des groupes sont les suivantes : groupe 1 = 2,0; 2 = 2,4; 7 = 1,9; 9 = 5,5 et 10 = 3,5. Les différences entre les groupes sont statistiquement significatives. Cependant, même si le groupe 10 a de meilleurs résultats que les groupes 1-2-7, il ne se distingue pas de manière significative ce qui n’est pas le cas du groupe 9 qui obtient une différence statistiquement significative avec tous les autres groupes.
Les deux tâches qui suivent d’isolement du phonème initial et final font aussi partie de la même série de tâches individuelles élaborées par Godard et Labelle (en préparation). On demande à l’élève de nous dire le premier ou le dernier phonème du mot. La figure 5 montre les résultats dans la tâche d’isolement du phonème initial.
Figure 5. Résultats au post-test pour isoler le phonème initial par type d’intervention
Les résultats pour cette tâche sont les suivants : groupe 1 = 3,2; 2 = 4,6; 7 = 3,3; 9 = 8,2 et e 10 = 7,5. Les groupes 9 et 10 se distinguent nettement des autres groupes, ces différences sont statistiquement significatives. Rappelons que le programme d’intervention comporte plusieurs activités d’isolement du phonème initial. Morais (2003) explique que dans la dyslexie phonologique, on retrouve des difficultés perceptuelles qui rendent difficiles les tâches de segmentation intra-syllabique. Les interventions ont aidé nos élèves à risque à surmonter cette éventuelle difficulté.
Cette tâche ressemble à la précédente, administrée individuellement, elle porte sur 10 mots où on demande à l’élève d’isoler le phonème final. La figure 6 montre les résultats par type d’intervention.
Figure 6. Résultats au post-test pour isoler le phonème final par type d’intervention
Il est étonnant de constater que les élèves à risque sont ceux qui réussissent le mieux cette tâche comme on peut le voir dans les résultats qui suivent : groupe 1 = 0,7; 2 = 1,44; 7= 0,95; 9 = 5,9 et 10 = 6, 1. Ici aussi les groupes 9 et 10 se distinguent de manière statistiquement significative. Nos résultats rejoignent ceux de recherches antérieures qui montrent que la segmentation phonémique doit être entraînée et qu’elle ne peut s’apprendre seule (Écalle et Magan 2002, entre autres). En nous basant sur la méta-analyse d’Ehri et al. (2001) et de Snow et al. (1998), il est raisonnable de penser que les élèves des groupes expérimentaux sont mieux préparés à faire les opérations cognitives sollicitées par les premiers apprentissages en lecture et en écriture que ceux des groupes témoins.
Bref, dans l’ensemble des tests, le groupe 9 se distingue de manière significative. Le groupe à risque réussit généralement mieux que les groupes témoins mais cette différence n’est généralement pas significative. On peut donc penser que l’intervention leur a permis de récupérer leurs retards et qu’ils se trouvent au même point que les autres pour aborder la lecture et l’écriture. À cet égard, le programme a atteint ses objectifs.
Nous allons maintenant regarder l’ensemble des tâches individuelles par groupe-classe. Dans le graphique de la figure 7, les classes identifiées de 1 à 4 sont celles où il y a eu intervention et les classes 5-6-7 sont les classes témoins.
Figure 7. Comparaison des groupes: tâches individuelles de conscience phonologique
La supériorité des groupes expérimentaux dans les tâches de conscience phonologique est mise en évidence dans ce graphique.
Conclusion
Dans l’ensemble, l’analyse des données a démontré une évolution favorable pour les élèves des groupes expérimentaux. Pour les élèves à risque, le programme d’intervention leur permet d’aborder l’apprentissage de la lecture et de l’écriture avec une longueur d’avance sur les groupes témoins. On sait que ce sentiment de compétence influence la motivation en lecture (Tardif 1992) et joue sur l’estime de soi de l’apprenant.
En contre partie, quand on sait que la connaissance du principe alphabétique et la conscience phonologique assurent la réussite des premiers apprentissages en lecture, il y a lieu de s’inquiéter pour les élèves des groupes témoins; particulièrement pour ceux qui ne savent pas écrire leur nom à la fin de la maternelle.
Cette recherche confirme en milieu francophone ce que les recherches dans le milieu anglophone ont déjà démontré (NRP 1999). Considérant les souffrances que vivent les enfants qui éprouvent des difficultés en lecture et en écriture, considérant les coûts sociaux associés, considérant les retombées négatives pour le cheminement scolaire d’un mauvais départ en lecture et en écriture, il apparaît urgent d’appliquer des interventions pédagogiques efficaces dès l’entrée à la maternelle.
N.B. Nous remercions Françoise Crête, Nathalie Côté, Lise Martin et Annie Gagnon qui ont collaboré à cette recherche.
Références
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